LES « IRRITANTS » AU TRAVAIL
Que recouvre cette expression, imagée mais un peu mystérieuse, que l’on retrouve en marge de nombreuses démarches d’amélioration de la Qualité de Vie et des Conditions de Travail ?
Commençons par en définir le contenu.
On regroupe sous le terme « irritants au travail » l’ensemble des « gênes » et des « empêchements » à la réalisation d’une tâche, provoquant perturbation et énervement. Ce sont des obstacles mineurs venant perturber le déroulement de son travail sans le remettre en question.
Les irritants sont le plus souvent ponctuels et limités, mais ils affectent dans une mesure variable le plaisir à travailler et la définition du « bon travail » donnée par l’opérateur.
On les distingue d’une autre classe d’évènements, plus graves et plus structurels, que sont les « empêchements au travail ». Le travail dit « empêché » est la résultante d’une confrontation sévère entre la dynamique de travail d’un ou plusieurs acteurs, et des processus contraires permanents et organisationnels. Les conséquences du travail empêché (ou « entravé ») peuvent être importantes : souffrance au travail, mésestime de soi, dysqualité de la production. Un irritant qui se maintient et s’accroît n’est plus un irritant, il devient un empêchement qu’il faut alors aborder avec les moyens institutionnels de la prévention et ceux de la qualité de vie et des conditions de travail.
Caractéristiques et origines
Soulignons le côté subjectif de l’irritation au travail. En effet, si certaines situations relèvent des « grands classiques » des irritants, touchant une majorité de personnes (les « irritants communs »), chacun de nous est cependant plus ou moins sensible ou indifférent à certains comportements ou facteurs rencontrés dans le travail (les « irritants singuliers »). C’est que l’irritant au travail vient s’imposer dans la relation entre la personne et son travail, une relation par définition toujours particulière, liée à l’histoire du sujet, sa vision du travail, l’implication de ses énergies et de son image dans ses tâches…
Les irritants au travail sont par définition des phénomènes que l’on découvre lorsqu’on les éprouve. Différentes situations peuvent exister, qui constitueront des irritants pour certains, et qui ne seront même pas perçues pour d’autres. Nous avons pu observer 4 grandes familles d’irritants :
1-les comportements perturbateurs.
L’irritation provient de la façon de se comporter d’une personne de notre proximité de travail : attitudes physiques ou gestuelle, expression verbale ou sonore etc.. Le/la collègue peut ou non s’adresser à nous, c’est une partie de sa façon d’être au travail qui provoque la perturbation et l’agacement chez nous. Un exemple : le collègue qui chantonne en travaillant à côté de nous.
2-les moyens défaillants.
L’irritation provient de la perturbation causée par une panne ou un mauvais fonctionnement d’un appareil servant à faire son travail. Toute la dynamique (la scénarisation du travail) engagée dans la réalisation d’une tâche est gênée et compromise par la défaillance mécanique. Un exemple : j’ai un texte à éditer mais l’ordinateur a effacé une partie de mon texte .. et la réserve de papier est vide.
3-les situations mal gérées.
L’irritation provient du déroulement malencontreux d’une situation dans le travail, indépendante de la tâche en cours, mais qui vient en perturber sa bonne réalisation par une implication inattendue et inopportune. Un exemple : deux de mes collègues ne sont pas d’accord sur une tâche à effectuer et elles viennent me prendre à témoin pendant que je travaille.
4-les évènements imprévus.
L’irritation provient d’une circonstance extérieure, non prévisible, qui n’est la faute de personne -en tout cas pas de nous, et qui vient impacter le bon déroulement du travail tel que nous l’avions prévu ou commencé à effectuer. Un exemple : une grève surprise dans les transports me met en retard alors que j’avais tout programmé pour être à l’heure.
Cette classification est bien sûr arbitraire, puisque le phénomène d’irritation au travail est dans une large mesure subjectif. A chacun donc de rajouter « sa » propre liste d’irritants au travail !
Conséquences et ..bénéfices des « irritants au travail »
La question d’apports bénéfiques des irritants au travail peut paraître surprenante, tant l’irritation est ressentie comme un mal-être désagréable. De fait, la cause d’une irritation est toujours reliée à un disfonctionnement désagréable dans le cours normal du travail.
Les conséquences de l’irritation au travail peuvent de surcroît être pénalisantes :
-perturbation de la production ou de la relation,
-impact sur la santé physique ou psychologique (les « irritants au travail » devenant permanents et « empêchant » peuvent constituer des « risques psycho-sociaux »),
-effets en cascades sur le comportement des autres travailleurs…
Pourtant, la prise de conscience et l’exploitation des situations d’irritations au travail peuvent aussi apporter des bénéfices. Ils sont de quatre ordres selon nous :
1-rupture des routines : venant par définition perturber le travail, sans que celui-ci n’en soit rendu impossible, l’irritant au travail introduit une forme d’éveil ou de réveil dans des conduites qui pourraient devenir mécaniques, habituelles ou routinières ;
2-remise en question des conduites opératoires : l’irritant au travail vient questionner les modalités du travail prévues ou programmées, en obligeant à chercher de nouvelles voies, ou à trouver de nouvelles façons de faire pour contourner la perturbation, qu’elle soit subjective ou objective ;
3-fortification de la résilience : l’irritant au travail produit ses effets négatifs sur celui qui l’éprouve comme tel, mais il l’oblige aussi à trouver de nouvelles ressources personnelles pour dépasser l’irritation : maîtrise de soi, ingéniosité pour dépasser le problème, résolution par le dialogue..
4-renvoi aux questions fondamentales du travail : l’irritant au travail peut déclencher un processus de réflexion plus approfondi, touchant au sens profond de notre travail, au dépassement des phénomènes superficiels qui le touchent, à la sublimation des difficultés, .. ou à réaliser que c’est l’instant propice pour s’engager sur une autre voie.
Comment lutter contre les irritants au travail ?
Chacun sait ce que sont les « irritants au travail ». En effet, qui d’entre nous ne s’est pas un jour confronté à une colère intérieure devant telle photocopieuse qui ne marche pas, tel appel téléphonique inopportun alors que nous sommes serrés par le temps, ou encore tel ordre contradictoire venant fragiliser ou annuler un travail déjà bien entamé ?
Face à ces perturbations, qu’on a peine à traiter institutionnellement car elles sont ponctuelles, imprévisibles, et souvent non intentionnelles, chacun a sa façon de faire, sa technique personnelle, plus ou moins efficaces sur le terrain.
Nous préconiserons de s’inspirer, pour tout ou partie, de la règle que nous appliquons et que nous avons appelé « les 4 R » :
1- Respiration : c’est la première chose à faire, dès l’apparition de l’irritation. En effet, l’irritation est une émotion, et sa vocation si on la laisse faire est d’envahir tout l’espace de notre raisonnement. On ne peut rien faire de bon si on est pris par l’émotion : respirer reste la première, la plus efficace, et aussi la seule chose à faire si l’on veut retrouver rapidement la clarté d’esprit et l’efficacité.
2- Recul : dès qu’on a pu, avec la respiration, calmer l’agitation de la colère, alors il est nécessaire de ne pas se laisser piéger par les circonstances apparentes. Le recul permet le discernement, et à son « R adjoint » qui est le raisonnement. Quand le terrain est plus apaisé, on peut prendre de la hauteur et construire une estimation de la situation, qui va nous amener au 3ème « R ».
3- Rectification : l’examen rationnel de la situation a certes pour but de nous permettre de mettre de l’intelligence aux circonstances qui ont créé l’irritation, mais aussi et surtout d’ne imaginer les possibles contournements. Certaines situations irritantes peuvent être contournées -par exemple par le dialogue, l’appel à la raison, la mise en place de nouvelles façons de faire etc.. Quant à celles qui ne peuvent pas être modifiées, la simple recherche de rectification aura apporté le bénéfice du retour au calme et la meilleure attitude pour en supporter l’inéluctabilité ponctuelle.
4- Reprise : c’est l’objectif de toute approche de lutte contre les « irritants au travail », revenir le plus vite possible aux conditions normales d’un travail serein. Une vraie reprise n’est pas seulement la disparition de l’irritation, car par définition l’irritant au travail disparait de lui-même au bout de quelques temps. Une vraie reprise, nous la caractérisons par l’intégration d’une leçon apprise par l’irritant, que cette leçon relève de l’amélioration organisationnelle ou qu’elle relève de l’apprentissage du salarié qui a vécu l’irritation et en est sorti renforcé (il y sera moins sensible si une irritation -celle-ci ou une autre- réapparait).
L’irritation fouette le sang, mais comme de toutes choses, on peut en tirer une vigueur nouvelle !
Jean-Philippe TOUTUT
février 2024NB. Jean-Philippe Toutut a été interviewé sur ce thème par Armelle Gegaden, journaliste de la Revue « Directions » (revue du secteur sanitaire social et médico-social) le 2 février 2024. L’article consacré aux « irritants du travail » devrait paraître dans un prochain exemplaire de cette Revue.