EDITORIAL 4ème trimestre 2024

Le terme « compromis » en lui-même est sulfureux : en effet, sous son angle négatif, il marque comme l’idée d’une renonciation à la défense de ses intérêts, et il signe une proximité dangereuse avec la compromission dans laquelle on perdrait une partie de son âme. Mais cependant toutes les relations sociales et humaines sont constamment fondées sur le compromis, à commencer par l’acceptation des règles de droit qui sont censées réguler les rapports humains, au volant de sa voiture, dans les démocraties, ou dans le monde du travail.

Si dans les groupes sociaux, le compromis est de rigueur pour éviter l’injustice ou la violence, il faut cependant émettre quelques observations et poser quelques principes pour que cette modalité de la communication réussisse et entraine des effets positifs. La simple confrontation d’intérêts différents ne génère pas automatiquement l’accord : trop souvent l’issue est le rapport de force, présenté comme le moteur le plus efficace de l’avancée sociale. Certains soutiennent que tous les acquis sociaux ont été remportés par la lutte ; cela permet d’évacuer l’hypothèse compromis, considéré comme plus faible dans sa portée, plus fragile à maintenir, plus exposé aux conflits, et plus superficiel dans ses effets. La réalité, c’est qu’il est plus difficile et plus complexe à obtenir, et qu’il demande plus de travail sur soi et sur le système.

Le compromis est la seule modalité élaborée et civilisée du rapport entre les hommes, mais il ne s’obtient pas automatiquement. C’est pourquoi, si nous défendons la démarche du compromis dans le monde du travail (comme dans la vie sociale), c’est au prix du respect d’au moins quatre conditions :
1-le compromis doit être vu comme une construction, une élaboration dans le temps ; il ne s’obtient pas sans une fabrication commune, il n’est pas posé en a priori. Rien ne va de soi dans la démarche, et personne ne doit avoir le sentiment de « lâcher quelque chose » sans avoir de contrepartie identifiée en retour. C’est pourquoi on ne sait jamais, on ne doit jamais savoir, au début d’un compromis ce qui va en sortir à la fin. La démarche s’apparente à une négociation, qui fait valoir ses arguments et écoute ceux de l’autre.
2-le compromis positif et efficace n’est obtenu que dans le cadre d’un dispositif solide, qui maintient constamment au même niveau de respectabilité et d’écoute les arguments des deux parties ; ce dispositif doit être pensé, cadré, animé. Ces conditions supposent donc que le cadre doit d’abord être accepté par les parties, que l’animateur soit reconnu par les deux bords, et que les objectifs et la méthode fassent l’objet d’un accord préalable.
3-la posture du « ni – ni », que ce soit en politique (« ni droite ni gauche ») ou dans le monde social, a pour avantage de rejeter les positions dogmatiques de part et d’autre. Mais elle n’a de valeur réelle qu’à engager la construction d’une nouvelle position commune, en activant toutes les volontés positives qui vont dans ce sens, et sans céder à aucune forme de pression. Le simple maintien du rejet des parties, sans créativité commune et bien souvent au profit de celui qui au départ était censé maintenir le dispositif, n’aboutit qu’à augmenter le ressentiment d’une duperie des deux côtés, et créer les éléments d’un rapport de force plus violent dans l’avenir.
4-il n’y a donc pour nous d’avenir à la notion de compromis que si celui-ci vise explicitement la construction d’une posture nouvelle, jamais permise ou pensée jusque-là, dans laquelle toutes les forces en présence trouvent réellement leur compte : une sorte de « troisième voie » co-signée et co-entretenue par les parties. On parle bien d’une élaboration commune, grâce à des dispositifs conçus dans cet objectif, d’une co-élaboration qui fait consensus.
Le maître-mot est lâché : pas de travail en commun sans partage du sens, d’un sens qui parle à tout le monde. Notre modèle suggère donc bien ici que le sens n’est jamais donné « pour-soi », il ne préexiste pas aux choses, mais il se crée, dans une dynamique permanente, par et pour les acteurs concernés.

Dans notre approche des phénomènes sociaux en entreprise, et singulièrement dans notre approche de la QVCT (Lire « La QVCT », par Jean-Philippe Toutut, éd. Séli Arslan, 2021), nous dénonçons toutes les approches visant à écarter les arguments et observations des acteurs au prétexte d’une posture « ni-ni », jouant avec les lassitudes et les espérances, ainsi que tous les artifices institutionnels prétendant faire fonctionner « ensemble » les membres d’un système sans les associer à leur destin et dans le mépris des strates intermédiaires constituées.
Et nous défendons ardemment les confrontations authentiques des arguments au sein de dispositifs construits et maîtrisés d’expression sur le travail ; les groupes, commissions ou comités de pilotage recherchant en commun l’amélioration des conditions du travail et l’efficacité des missions ; les dynamiques continues, soutenues par les directions, les cadres et les personnels, permettant à chacun et à tous de donner du sens aux missions, de la respectabilité aux métiers, et de l’honneur au travail.      

Jean-Philippe Toutut
Septembre 2024

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