L’éthique en temps de crise : pourquoi et comment ?
L’éthique, selon notre lecture de Paul RICOEUR, est une interrogation permanente, sur les définitions de ce qui est vraiment le plus important pour nous, et sur la mise en acte réelle de nos valeurs les plus profondes.
Cette remise en question permanente provoque toujours nombre de débats intérieurs, et la période critique que nous vivons semble attiser à la fois :
-un intérêt majeur pour les apports de sens nouveau qu’amène le questionnement éthique,
-et une impatience dangereuse pour passer outre le fondamental et se défouler dans les comportements consommatoires de surface.
Toutes les circonstances de la confrontation au sens peuvent jouer dans deux directions différentes : soit dans le sens de la clôture des idées sur elles-mêmes, par un processus de répétition et de simplification qui appauvrit le sens et interdit son élaboration, soit au contraire dans le sens du questionnement et de la fabrication d’idées nouvelles, par un processus de rencontre de soi, de l’autre, et d’intégration des contradictions à un niveau plus élaboré.
Pourquoi donc en ces temps troublés, l’éthique apparait-elle chez certains comme une ressource indispensable, et chez d’autres un boulet d’interrogations inutiles ?
Pour répondre à cette question, nous nous demandons ici ce qui détermine l’apparition d’une préoccupation éthique, et ce qui la construit.

Dans notre observation des racines de l’éthique, nous sommes amenés à distinguer quatre facteurs fondamentaux, concourants à son apparition et à son développement : l’éducation individuelle, la culture collective, le travail sur soi, et l’expérience de vie.
1-L’éducation reçue depuis notre plus tendre enfance et probablement avant, et les processus d’apprentissage et d’imitation, si bien mis en lumière par Jean PIAGET, forgent des « schèmes » de perception et de pensée, qui ancrent dans nos esprits des déterminants forts pour nos futures orientations de vie.
Ce processus est fondateur et rassurant pour l’enfant, il est indispensable pour la construction de soi sur des « étayages multiples » (René KAES). Mais ces mêmes apports qui nous ont aidés un temps à nous épanouir et à nous construire, peuvent par la suite nous poser un certain nombre de difficultés et de limites. La question se pose en particulier lorsque nous devons faire des choix indépendants, susceptibles d’être différents, voire opposés aux schémas acquis.
Cependant, ce qui nous intéresse de noter ici, c’est que l’enregistrement des données précoces d’éducation et de conditionnement est opéré sans distinction, c’est-à-dire que le bébé reçoit et intègre la totalité des caractéristiques de son premier environnement affectif. Et de la sorte il intègre les certitudes et leçons, mais aussi tout le contenu d’hésitations et d’interrogations qui imprègnent nos figures parentales. Cette part d’incertitude, que l’on peut aussi qualifier de « fragilité», potentiellement génératrice d’angoisse, est aussi une possibilité d’ouverture à d’autres formalisations du réel. C’est alors une chance pour le questionnement éthique, qui s’établit comme une circulation d’air au sein même des apprentissages et de l’éducation, comme une liberté future d’évolution de la pensée.
Une posture assumée et sincère de « je ne sais pas » peut montrer la prégnance d’un vrai socle éthique, prémisse d’une construction future plus élaborée ; évidemment elle ne répond pas aux angoisses immédiates ni aux attentes de certitudes à court terme.
2-La culture collective vient apporter des compléments de structuration de nos convictions et de nos valeurs. Le groupe est influent, d’autant plus si nous y sommes confrontés avec constance, si nous y baignons continuellement. Loin d’affaiblir la puissance du groupe, le confinement peut resserrer et renforcer le sentiment d’appartenance à une sous-culture de référence.
Le phénomène du communautarisme montre à quel point des systèmes de représentations collectives, des interprétations, des enthousiasmes, des émotions, des mouvements partagés, sont vécus profondément comme des facteurs de construction de l’identité individuelle. Le sociologue Renaud SAINSOLIEU (1995) avait observé que la fermeture de la culture collective sur elle-même est évidemment source de dogmatisme, de risque sectaire, d’enfermement sur la répétition, puis l’exclusion de soi, et finalement l’exclusion des autres. Mais il faut souligner ici que la pression de la culture collective peut aussi favoriser la confrontation et la réflexion. Partant d’une base de convictions, mais qui resterait ouverte au dialogue (et même si éventuellement au départ il existe une intention de prosélytisme), on peut rencontrer la différence. Etymologiquement « religare », relier en latin, est aussi bien à l’origine du mot « religion » que du mot « réécriture ».
Par ailleurs, ce serait une erreur de ne considérer les groupes sociaux ou communautaires que comme une caractéristique propre à certaines populations, marqués d’une différence culturelle forte. La réalité fait que nous sommes tous pris (et parfois prisonniers) au sein de groupes sociaux, de taille et de nature variées : groupes d’extraction, voisinage, promotions d’études, groupes de travail, associations de loisirs etc… Dans une certaine mesure, si l’on définit le communautarisme par la relative fermeture et le renforcement de ses membres autour de convictions et d’idées fortes, alors le risque de « communautarisme » nous guette tous : depuis les vestiaires d’un club de sport jusqu’aux associations culturelles et aux syndicats professionnels. La crise vient aussi nous secouer aux lieux de nos appartenances, de nos références culturelles collectives, de nos groupes sociaux, pour en extraire le meilleur ou le pire, pour en éprouver la solidité, pour un effondrement ou pour une renaissance.
3-Le travail sur soi est selon nous un facteur majeur de la fabrication du questionnement éthique.
Nous entendons ici la faculté de la personne humaine de se considérer elle-même comme l’objet d’une concentration particulière, et le terrain sans cesse en activité d’une évolution continue. Le travail sur soi est la mise en chantier de sa personne, l’opération de changement permanent ; c’est accepter une mise en déséquilibre, celle-là même qui est nécessaire lorsqu’on veut avancer, comme dans la marche qui est un constant rattrapage de la mise en déséquilibre du corps.
Les modalités de ce travail de soi sont extrêmement diversifiées, selon la direction que l’on impulse au mouvement, selon l’orientation que l’on donne à son pas. Les méthodes en sont tout autant liées à l’apprentissage qu’à l’analyse ou à l’exercice, elles se réfèrent à des aspects singuliers de notre être ou à des approches globales, elles s’inscrivent dans le temps ou sont marquées de l’instantanéité, elles sont culturellement déterminées ou tendent à l’universel, elles peuvent être aussi partiellement reliées à des constructions idéologiques, religieuses, artistiques ou idéalistes, …dans toute la mesure bien sûr où ces formations de l’esprit ne relèvent pas du dogme, de la vérité révélée, d’un chemin absolu, ou d’une forme quelconque d’Ecriture, Paul RICOEUR parmi d’autres insistait beaucoup là-dessus.
L’apport spécifique du travail sur soi dans la fabrication de l’éthique relève de la découverte continue et permanente de nouvelles dimensions de soi-même. Ce sont les nouvelles représentations que nous nous faisons des choses, de nous-mêmes et des autres, qui naissent de l’intérieur de nous-mêmes lorsque nous réfléchissons, lorsque nous méditons, ou lorsque des prises de conscience nous renvoient de nouvelles images du monde.
Si jusqu’à la crise, nous « n’avions pas vu les choses ainsi », c’est sans doute qu’ « avant » notre vision était partielle. Il y a donc fort à parier que notre nouvelle vision elle aussi sera un jour dépassée, du moins si nous acceptons que notre être travaille à sa propre évolution. Cette mise en déséquilibre provoquée par la crise questionne évidemment nos étayages psychiques, nous pousse à mettre un pied dans un nouveau monde inconnu ; certains y verront la découverte d’un nouvel espace intérieur et de nouvelles ressources, d’autres le vivront de façon plus angoissée voire le refuseront dans le déni de situation.
4-L’expérience de vie est un 4ème facteur de fabrication de l’éthique. Les leçons de la vie s’élaborent dans la rencontre entre des évènements externes, que la plupart du temps nous ne contrôlons pas, et notre façon d’y réagir.
Cette porosité relative de notre être à l’environnement est plus ou moins importante, selon les associations personnelles que nous lions aux évènements en fonction de notre « histoire de vie ».
Les impacts et les enrichissements provoqués par la crise actuelle apportent un matériau complémentaire, venant tantôt confronter tantôt cultiver nos convictions et nos idées, sur un terreau toujours provisoire et toujours renouvelé.
Dans une certaine mesure, nous pouvons considérer l’environnement comme une « offre » permanente de significations de nature et de niveau variable. Face à ces offres, nous avons la possibilité relative de maturer les faits et leurs enseignements, et d’enrichir ainsi notre capital d’expérience de vie. La crispation peut venir si le sujet, au lieu de percevoir l’offre d’enrichissement qu’entraine la crise, la reçoit comme une obligation de remise en question au-delà de ses possibilités d’intégration ; il adoptera alors une position défensive de façon à « consolider ses positions », en occultant tout bienfait potentiel.
Une possibilité de questionnement éthique surgit lorsque des évènements font écho en nous avec d’autres évènements passés, apparemment non comparables, mais ayant apporté des apprentissages et des significations nouvelles. Associant avec d’autres vécus « du même genre », on crée un certain décalage de la pensée et de l’émotion, susceptible de donner à l’évènement présent d’autres résonnances et d’autres éclairages que la simple lecture immédiate. Comme il y a un « écho entre les ruptures » (TOUTUT, 1993), il y a un écho entre les apprentissages. La crise sanitaire résonne comme une révision de nos constructions précédentes, toujours bâties sur des ruptures plus ou moins bien compensées, en vue de les consolider d’une nouvelle façon.
Ce que nous voulons mettre en évidence ici, au travers de ces 4 dimensions, c’est que la préoccupation de niveau éthique n’apparait pas comme un « deus ex machina » dans le fonctionnement personnel ou professionnel. La crise ne créée pas l’éthique, elle lui apporte un supplément de circonstances et une énergie nouvelle potentielle. Elle ne modifie pas ses constituants, ni ses déterminants, dont le socle est au départ d’ordre psychologique et social. L’éducation individuelle, la culture collective, le travail sur soi, et l’expérience de vie, interviennent toujours directement dans son apparition et dans son développement. Mais ces 4 facteurs constitutifs sont mobilisés actuellement dans un énorme travail de signification de la crise. Ils interviendront bien sûr à des niveaux différents selon les situations, les organisations et les personnes.Dans un proche avenir, la sortie de crise viendra nous dire de quel côté de la balance penche la réaction sociale : du côté de davantage d’éthique, par un questionnement plus exprimé et plus pressant de nos systèmes de régulation sociale et de nos valeurs, avec l’évolution en point de mire, ou du côté de moins d’éthique, par le recul de l’action au profit de la réaction et par l’exigence de réponses de court terme, avec la révolution en point limite d’horizon.
Jean-Philippe TOUTUT, mai 2020