Editorial Octobre 2020

Effondrement, virus de l’esprit, et « défense humanitaire »

La série TV française « L’effondrement » explore différentes situations de la vie quotidienne dans lesquelles les citoyens sont exposés aux comportements les plus extrêmes, à la suite de l’effondrement de la société. Les « collapsologues », convaincus d’une prochaine rupture radicale dans nos modes de vie, sont aux commandes : leurs prédictions les plus noires sont mises en scène, et avec un certain talent.
Si l’on s’arrête un instant sur les dimensions psychosociales en jeu dans l’incertitude générale dans laquelle nous vivons actuellement, on s’aperçoit vite que les menaces les plus redoutées portent sur les piliers de la stabilité sociale, qu’on peut repérer comme les systèmes de régulation de nos relations civilisées. Il s’agit des institutions bien sûr, la police, le droit, les procédures bancaires… mais bien plus pernicieusement il s’agit aussi des valeurs qui fondent jusqu’ici l’équilibre des relations humaines, la place de chacun au milieu des autres, la pondération des jugements et des émotions. Le virus du COVID porte atteinte à bien plus que la santé physique des humains. Lentement mais de façon continue, le virus de l’esprit gagne aussi du terrain. On le discerne dans des phénomènes psychologiques de plus en plus évidents, de plus en plus collectifs. On peut en dénombrer au moins trois, mais l’observation attentive permettrait certainement de mettre en évidence d’autres symptômes :
-la peur ; elle s’insinue dans nos esprits et agrandit son champ d’influence : peur de l’autre qui risque de nous contaminer, peur de l’avenir plein d’incertitudes, peur de celui qui ne se comporte pas comme nous, peur de perdre son identité face au « séparatisme » agité comme un chiffon rouge juste après l’anniversaire de Charlie. Elle rétrécit les pensées, elle obscurcit la vision, elle retranche dans les habitudes. Il est évident que la peur est le grand obstacle à l’expansion des idées, à l’aventure de l’évolution, aux « expérimentations » comme l’appelle de ses vœux l’ANI sur la « qualité de vie au travail » de 2013. La percevoir à l’œuvre nous oblige à un autre courage, en nous et autour.
-la défiance et l’incivilité ; l’autre n’est pas seulement un risque, c’est aussi une menace. On voit se développer des aprioris négatifs sur les autres, des formes de projection négatives qui autorisent en retour des stratégies individualistes, des empiètements sur les terrains des autres, des manques de retenue, et aussi l’oubli des règles éthiques et esthétiques minimum, des conventions sociales. Les défiances et incivilités sont tout le contraire de ce qu’on cherche à développer dans le monde du travail évolué, ou le collectif est d’emblée considéré comme une force et non comme une menace. Il nous est demandé d’affirmer que l’on ne cherchera pas à faire quelque chose si ça doit nuire à l’autre. Chercher ensemble à coconstruire les solutions de demain est un vrai dispositif de lutte contre la défiance et l’incivilité.
-les dis-qualités et l’incompétence : la compétence et la qualité ne sont pas des acquis, ce sont des construits ; ils sont relatifs, souvent dépendants de structures pour les nourrir, telles que l’information appropriée, ou l’apprentissage soutenu. Comme tout construit, la qualité ou la compétence  peuvent aussi se déconstruire. On voit l’argument COVID de plus en plus invoqué pour justifier des manques d’efforts, pour masquer des laisser-aller, des lenteurs. S’il y a de la qualité empêchée, on peut la voir aussi se développer dans une forme inquiétante « d’auto-empêchement de la qualité », sous l’influence d’une ambiance générale de renoncement. C’est évidemment la force de l’esprit et la stabilité mentale qui maintiennent l’exigence au travail, et font d’une qualité -sans doute nouvelle et à redéfinir- le pilier de l’épanouissement plutôt que du déclin.

Face à ces observations, non limitatives et heureusement relatives, on peut imaginer que des ressources nouvelles peuvent aussi se développer, en rapport avec les attaques du virus subtil. Le corps humain dispose d’atouts parfois encore mal connus, voire insoupçonnés, pour se défendre des agressions de l’environnement. De la même manière, on peut espérer que le mental, que l’esprit humain, dispose aussi de ressources prêtes à se développer. Dans les deux cas du corps et de l’esprit, nos « défenses immunitaires » sont à l’œuvre et il faut les soutenir par une discipline nouvelle : pour le physique, nouveaux modes de vie à explorer, ressources de la nature, fabrication d’anticorps adaptés ; pour le mental, discernement accru, évolution de la pensée, observation et contrôle de soi.

Au-delà des « défenses immunitaires » sollicitées face aux virus, nous devons maintenant penser « défense humanitaire » si nous voulons revivre plutôt que survivre, si nous voulons progresser et travailler ensemble. Ce qui revient à inventer l’évolution, une tâche aujourd’hui évidemment nécessaire.

Jean-Philippe Toutut

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *