Editorial Novembre 2020

« Il n’y a rien de plus important que de sauver des vies » déclarait récemment Olivier VERAN, Ministre de la santé. On n’a aucune raison de douter des bonnes intentions et de la bonne volonté du Ministre dans son rôle, pas plus qu’on ne doute de son sentiment d’impuissance devant l’aggravation de la situation sanitaire. On ne doute pas non plus de tous les efforts qu’il faut déployer, au maximum de nos ressources, pour trouver remède à cette attaque virale agressive et aux dures souffrances qu’elle entraine. Il faut certes se battre pour la vie humaine.    Cependant nous nous interrogeons sur le sens de cette formule, et en particulier nous nous demandons ce qu’il est le plus important de sauver aujourd’hui. S’il s’agit de sauver des vies physiques au détriment de ce qui fait leur grandeur, il suffirait d’ôter leur humanité aux humains pour les rendre immortels. Qu’y a-t-il plus important que la vie physique ? peut-être justement ce qui fait que la vie physique existe : la possibilité d’une expression des qualités profondes, la conscience, l’amour, l’éthique, la fraternité. Ce sont pensons-nous ces choses-là qui méritent d’être sauvées en temps de perturbations humaines, ou plus exactement ce sont ces valeurs-là qui méritent d’être stimulées, qui valent toute notre attention, tous nos efforts, tout notre argent.
Les valeurs humaines ne sont pas que philosophie ou bonne volonté. Elles dirigent nos comportements extérieurs davantage que nos Lois, elles nous permettront de choisir les attitudes les plus justes : la préservation qui convient pour toute vie et pour tout notre environnement, la proximité de ce qui en ont besoin et l’appui aux plus démunis, le perfectionnement des structures sociales qui nous permettent de vivre ensemble, de nous soigner et de nous éduquer… Elles nous aident à définir ce que peut être une société évoluée : celle qui prend soin des plus vulnérables, qui construit les moyens de la réflexion et de l’épanouissement, qui participe au projet d’évolution continue de l’espèce, qui assure l’équité, la collaboration, le bon travail, la culture.
Il ne nous suffit plus aujourd’hui seulement de vivre, il faut que cette vie soit vivable, qu’elle nous permette de construire du sens, et d’aspirer légitimement au bonheur. C’est là la mission première et la grande responsabilité des dirigeants que nous choisissons, car nous choisissons toujours nos dirigeants (même dans les dictatures car nous les acceptons) : il n’y a rien de plus important que de donner du sens à la vie. Aussi, nous le demandons : quel est le sens que nous devons donner à la crise sanitaire que nous traversons ? à quelle symbolique, à quelle sublimation, à quelle résilience, sommes-nous appelés ? Certes, nous attendons de nos dirigeants des décisions prises dans l’intérêt général, loin des intérêts financiers et des lobbies ; mais nous attendons aussi plus de leur part : qu’ils nous amènent à nous poser les bonnes questions plutôt qu’à subir les ignorances et les rafales de contradictions des experts en tout, qu’ils nous incitent à cultiver de nous-mêmes les attitudes les mieux adaptées aux situations plutôt qu’à subir des contraintes imposées d’en-haut ou d’ailleurs, qu’ils contribuent au processus de conscience et de solidarité chez chacun de nous plutôt que nous laisser subir les forces de la peur et de la division.
Ces principes et ces questionnements s’appliquent de la même façon au monde du travail. Y a-t-il plus important que de sauver des emplois ? Bien sûr, ici encore, il n’est pas question de laisser quiconque sans ressources , ni sans possibilité d’exercer une activité valorisante pour soi et utile pour les autres. C’est un objectif au service duquel nous devons consacrer toute notre énergie. Cependant est-il suffisant en soi ? suffit-il de recommander le télétravail ou de subventionner les secteurs en difficulté, en attendant que le travail se répare tout seul lorsque le virus aura disparu ?
Personnellement, nous ne nous satisfaisons pas d’une aspiration au « business as usual » pour le monde d’après. Nous pensons que  cette crise sanitaire qui est aussi crise économique est une occasion dorée pour dépasser cette approche binaire et primaire selon laquelle : le travail sert aux uns à maintenir leur vie physique et celle de sa famille, et aux autres à accumuler des richesses sur les marges bénéficiaires dégagées. Dans les deux cas la finalité est relative, limitée, et elle prive le travail de toute valeur autre que matérielle. Au contraire, permettre au travail de retrouver de la noblesse, c’est autant affranchir le travailleur de sa dépendance à l’unique valeur marchande de ses efforts, que permettre au possédant de réfléchir à la juste utilisation de ses gains. Cette fois-ci, c’est vers notre Ministre du travail que nous nous tournons :  cette crise n’est-elle pas l’opportunité d’une mise en question de nos organisations de travail et de leur finalité, d’une recherche de sens au travail pour chacun et pour les équipes, d’une réflexion plus approfondie sur la place de l’entreprise et du travail dans notre société ?  
Dans notre activité de conseil, depuis notre poste d’observation, nous constatons à quel point les entreprises et le monde du travail souffrent de la situation. La plupart des souffrances sont dues au fait que les anciennes organisations ne peuvent se maintenir sans difficulté : les approvisionnements sont incertains, les personnels sont très absents, les clients sont frileux, les règlementations sont contraignantes, les anticipations sont réduites, les administrations ou les banques peu au rendez-vous. De manière générale, l’impossibilité de prévoir réduit l’espérance au court terme. Du moins si l’on garde ses repères anciens, ou si l’on tente de préserver les anciennes modalités de fonctionnement. Car nous devons aussi faire état d’une autre observation. Il y a des structures qui poursuivent une autre réflexion, malgré la crise, ou peut-être davantage du fait de la crise. Certes il y a celles qui cherchent des parades, de nouvelles définitions à l’activité, voire qui cherchent à en changer ou à se tourner vers l’innovation : ce sont les « résistantes », et elles témoignent ainsi d’une bonne énergie volontaire, dont on a tous besoin. Mais il y a aussi celles qui  font le pari de développer leurs ressources internes, de développer de nouveaux ressorts chez le personnel, d’ouvrir des possibilités nouvelles pour « l’investissement intérieur » : ce sont les « évolutionnaires ». Celles-ci envisagent des voies nouvelles comme : la remotivation telle que peut la définir le personnel concerné, l’accès à la co-construction des décisions, la délibération collective sur le travail, la redéfinition partagée des organisations et des temps de travail.
Nous accompagnons, en pleine pandémie, des structures qui loin d’avoir abandonné cette vision, l’ont même parfois renforcé du fait de la crise. Leur projet est bien d’améliorer leur « état de santé intérieur », en cultivant à la fois l’amélioration du bien-être des employés et la qualité des productions. Des solutions nouvelles peuvent se dégager sans ressources externes, liées à la proximité territoriale, à l’équité dans le travail, à la répartition des charges et des profits, à la gestion des temps, au partage des informations. Le projet porté par le mouvement de la Qualité de Vie au Travail, de « faire du bon travail ensemble », rejoint ici celui de la « Responsabilité Sociétale d’Entreprise », sur les terrains de l’éthique, de la résilience, de l’évolution. Ce sera, croyons-nous, le sens et les valeurs de « l’entreprise d’après » ; en tout cas c’est celle que nous défendrons avec nos moyens.
Plus que jamais, notre intervention dans le monde du travail s’appuie sur des valeurs humanistes. C’est peut-être tout le sens de cette crise que nous traversons, de les redécouvrir et de les développer.

Jean-Philippe TOUTUT, novembre 2020

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