Editorial décembre 2020
Cette fin d’année est rythmée par la valse des consignes, en période de semi-confinement, ni tout-à-fait rigoureux ni tout-à-fait permissif. Tout se passe comme si certains secteurs d’activité s’en tiraient mieux que d’autres, on entend de la logique mais on ressent de l’injustice. L’activité se déploie tantôt en « présentiel » tantôt en « distanciel », et on découvre les attraits comme les affres du télétravail, les mises en œuvre variables des mêmes consignes de sécurité, les risques plus ou moins calculés ou partagés.
On peut voir du bon dans tout ça, si ces mesures extra-ordinaires peuvent renvoyer chacun à lui-même, à l’examen de ce qui est bon ou mauvais, pour lui et pour les autres, soit : l’éthique, telles que nous l’avons définie (cf. notre dernière publication : « Manager l’éthique » co-écrit avec JM Miramon, éd. Arslan, déc. 2018), pas loin de la définition de Paul Ricoeur.
Nous observons tout de même un impact inquiétant de cette crise sanitaire. Le COVID ne touche pas que le corps, il semble affecter aussi le mental. Nous ne parlons pas ici seulement des effets psychologiques délétères de la pandémie, constatés depuis quelques mois : augmentation des phénomènes décompensatoires, surconsommation d’antidépresseurs, maladies professionnelles en augmentation, cristallisation des risques psychosociaux dans les entreprises etc.. Nous voulons parler aussi des atteintes au fonctionnement du mental en tant qu’organe du calcul et de la raison. Nous observons en effet un nombre croissant de confusions mentales, de dysfonctions du raisonnement, de carences dans la compréhension des choses, de difficultés dans la mise en œuvre de conduites opératoires simples, de faiblesses ou d’incohérences dans le déroulement de services ou de productions. Dans la sphère du travail, des problèmes semblent se faire jour là où il n’y en avait pas auparavant, la complication inutile semble s’imposer, voilant l’intérêt de la complexité et s’affaiblissant dans la perte des interactions signifiantes.
L’une de ces manifestations mentales un peu inquiétantes se caractérise dans un phénomène qu’il nous semble observer dans la société et les organisations : la tendance croissante à radicaliser les réponses, à opter pour des solutions immédiates plutôt qu’approfondies. Des questions abruptes telles que « pour ou contre le vaccin ? » obtiennent le contraire de ce qu’elles prétendent faire : la brutalité d’un camp contre l’autre, plutôt que l’invitation au discernement.
Il nous parait que ce n’est jamais en opposant les choses que l’on avance, mais en les confrontant, dans des cadres qui permettent la pensée. Réduire les phénomènes à un « choix de camp » est très précisément ce qui empêche le travail de la pensée. Ceci nous renvoie à l’un des déterminants philosophiques du mouvement de la qualité de vie au travail : des deux camps que pourraient constituer en opposition le management et le personnel, la QVT invite à ne pas privilégier une posture sur l’autre mais au contraire à coconstruire une troisième réalité, au-dessus des partis : ce genre de réalité nouvelle qui n’aurait jamais été découverte par un seul de ces camps, aussi brillant ou convaincu soit-il.
Peut-être cette époque est-elle celle où l’on doit affirmer plus que jamais l’intérêt de la pensée, de la relativisation, de la prise de hauteur sur les positions partisanes. Les décisions et engagements qui suivent la réflexion sont toujours plus efficaces que les actes immédiats non réfléchis ou les solutions apparemment simples mais conduisant aux clivages et à la désunion. Peut-être est-ce le moment de rappeler avec force, dans un monde de plus en plus clivant, au sein de nos organisations sociales, la richesse et l’opportunité d’une culture de la « voie du milieu », à l’instar d’un Héraclite, d’un Bouddha, ..ou de Paul Ricoeur que nos citions plus haut.
Jean-Philippe TOUTUT, 7 décembre 2020